17 octobre 2014

Comment pense la classe dirigeante

La crise continue de révéler tout ce qui était caché en temps normal. Cela inclut les projets stratégiques de la classe dirigeante, leur façon de voir le monde, le principal pari qu’ils font pour demeurer une classe dominante. C’est, en gros, son objectif principal, celui qui subordonne tout le reste, y compris les modes de production capitalistes dans l’économie. 
 
Source de l’histogramme : The most important chart about the American economy you’ll see this year (vox.com, anglais, 25-09-2014), traduit en français par vineyardsaker.fr

Vous pensez peut-être que la crise est juste une parenthèse, après laquelle tout redeviendra plus ou moins comme avant. Pas du tout. La crise n’est pas seulement un révélateur, mais le reflet de la façon dont ceux d’en haut qui remodèlent le monde. Parce que la crise est, en grande partie, provoquée par eux pour écarter ou faire disparaître tout ce qui limite leurs pouvoirs. Fondamentalement, les secteurs populaires, indigènes, noirs et métis de notre continent.

D’autre part, une crise de cette ampleur (il s’agit d’une série de crises qui comprend une crise/chaos climatique, une crise de l’environnement, de la santé et, de façon transversale, une crise de la civilisation occidentale) implique des changements plus ou moins profonds dans la société, les relations de puissances et les pôles de pouvoir dans le monde, dans chaque région et pays. Il me semble nécessaire d’aborder trois aspects, qui ne recouvrent pas toutes les nouveautés de l’éventail de la crise, mais sont, à mon avis, les plus à même d’influencer les stratégies des mouvements anti-systémiques.

Tout d’abord, ce que nous appelons l’économie a subi des changements profonds. Un histogramme réalisé par l’économiste Tcherneva Pavlina, fondé sur des études sur les inégalités de Thomas Piketty, révèle comment le système fonctionne depuis les années 1970, aggravée par la crise de 2008.

L’histogramme couvre 60 ans de l’économie américaine, de 1949 à nos jours. Il décrit le part de la croissance qui est appropriée par les 10 % les plus riches, et celle qui revient aux autres 90 %. Dans les années 1950, par exemple, la tranche de 10 % s’est appropriée entre 20 et 25 % des nouvelles recettes annuelles. C’est ainsi que fonctionne une économie capitaliste normale, lorsque le patronat s’approprie la majeure partie des fruits du travail humain, que Marx a appelé la plus-value. C’est l’accumulation du capital par la production de masse.

A partir de 1970, un changement majeur se produit, qui devient tout à fait visible dans les années 1980 : les 10 % de riches commencent à s’approprier 80 % de la richesse, et seulement 20 % de celles produites chaque année reviennent aux 90 % restants. Cette période correspond à l’hégémonie du capital financier, ce que David Harvey a appelé l’accumulation par dépossession ou pillage.

Mais quelque chose d’extraordinaire s’est produit à partir de 2001. Non seulement les plus riches raflent tout mais, depuis 2008, s’accaparent également d’une partie des biens des autres (les 90 %), comme leur épargne ou leurs biens. Comment appeler un tel mode d’accumulation ? C’est un système qui n’est plus en mesure de reproduire les rapports capitalistes, car il consiste à voler. Le capitalisme extrait de la plus-value et accumule des richesses (même par dépossession), tout en généralisant les relations capitalistes, et, pour cela, s’appuie sur le travail salarié, et non sur l’esclavagisme (je dois ces réflexions à Gustavo Esteva, qui les a formulées à l’époque de la petite école zapatiste et lors d’échanges ultérieurs).

Il est probable que nous entrons dans un système encore pire que le capitalisme, une sorte d’économie du vol, plus proche du mode de fonctionnement des cartels du narcotrafic que de celui des entreprises que nous avons connues dans la majeure partie du XXe siècle. Il est probable aussi que cela n’avait pas été prévu par la classe dirigeante et que ce n’est que le résultat de la recherche excessive de profit dans l’exercice de l’accumulation par dépossession, ce qui a donné naissance à une génération de vautours/loups incapables de produire quoi que ce soit autre que la mort et la destruction autour d’eux.

Deuxièmement, le fait que le système fonctionne de cette manière implique que ceux d’en haut ont décidé de se sauver aux frais de l’humanité toute entière. À un moment donné, ils ont rompu tout lien émotionnel avec les autres êtres humains et sont prêts à provoquer une catastrophe démographique, comme le suggère l’histogramme illustrant cet article. Ils veulent tout.

Par conséquent, eu égard au mode de fonctionnement du système, il serait plus approprié de parler de Quatrième Guerre mondiale (à l’instar du sous-commandant Marcos) que d’accumulation par dépossession, parce que l’objectif est l’humanité toute entière. Il semble que la classe dirigeante a décidé que le niveau actuel de développement technologique lui permet désormais de se passer du travail salarié qui crée la richesse, et qu’elle ne dépend plus de consommateurs pauvres pour écouler ses produits. C’est peut-être du délire induit par l’orgueil, mais il paraît néanmoins clair que ceux d’en haut ne cherchent plus à diriger le monde selon leurs anciens intérêts, mais cherchent à créer des régions entières (et parfois des continents) où régnerait le chaos total (comme c’est le cas au Moyen-Est) et d’autres régions où régnerait une sécurité absolue (comme certaines parties des États-Unis et de l’Europe, et les quartiers riches de chaque pays).

Bref, ils ont renoncé à l’idée d’une société, pour la remplacer par celle d’un camp de concentration.

Troisièmement, cela a des implications énormes pour la politique de ceux d’en bas. La démocratie n’est plus qu’une arme brandie contre des ennemis géopolitiques (à commencer par la Russie et la Chine), mais ne s’applique pas aux régimes amis (Arabie saoudite), et n’est plus le système qui a pu avoir en d’autres temps une certaine crédibilité. Il en va de même pour l’État-nation, à peine un obstacle à surmonter, ainsi qu’en témoignent les attaques contre la Syrie, en violation de la souveraineté nationale.

Il n’y a pas d’autre voie que d’organiser nous-mêmes notre monde, dans nos espaces et territoires, notre santé, notre éducation et notre autonomie alimentaire. Avec nos propres pouvoirs, afin de prendre des décisions et de les appliquer. Ou plutôt, avec nos propres institutions d’auto-défense. Sans compter sur les institutions de l’État.

Raúl Zibechi
Traduit par VD pour Le Grand Soir

Source : Cómo piensa la clase dominante (jornada.unam.mx, espagnol, 03-10-2014)


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